La plus ancienne biographie – ou plus exactement hagiographie – que les siècles ont transmise de saint Vincent, la « vita Vincentii prima », a été rédigée vers 1020, soit un peu plus de trois cents ans après sa mort. Elle est donc particulièrement tardive mais, fort heureusement, des écrits antérieurs relatifs à des proches de saint Vincent viennent conforter différentes données de cette « vita ». Tel est le cas de la plus ancienne « vie » de sainte Aldegonde de Maubeuge, composée au début des années 700.
Celui que les sonégiens vénèrent et considèrent comme le Père de leur cité, s’appelait en fait Madelgaire comme son père, le nom de sa mère étant Onuguère. Issu de l’aristocratie franque, il serait né, vers 610, au domaine de Strépy (aujourd’hui englobé dans l’entité de La Louvière), l’un des vastes domaines mérovingiens de la vallée de la Haine ; cette rivière, qui s’étire d’est en ouest pour se jeter dans l’Escaut à Condé, dessine à l’époque la limite entre les circonscriptions – les pagi – de Famars (futur pagus de Hainaut) et de Brabant.
Nous nous trouvons ici aux confins du royaume de Neustrie, qui couvre depuis la Loire le nord-ouest de l’ancienne Gaule et sur lequel règne alors Clotaire II ; sur le plan ecclésiastique, la région relève du diocèse de Cambrai, dont l’évêque est (saint) Géry. Vers l’est, au-delà de la « forêt charbonnière » qui s’étire approximativement de Maubeuge à Louvain, s’étend dès Nivelles et Aulne l’Austrasie où la famille des Pépin – les Pippinides – occupera longtemps la charge de maire du palais.
Le jeune Madelgaire a l’occasion d’approcher les sphères du pouvoir en place. La résidence des Estinnes n’est-elle pas toute proche, elle qui sert d’étape, de pied-à-terre, au souverain et à sa cour lors de leurs nombreux déplacements ?
Lorsqu’il quitte l’adolescence, Madelgaire s’avère homme de devoir et de service. C’est aussi comme chrétien engagé qu’il conduit une mission de pacification en terre lointaine (le nord de l’Ibérie – l’Espagne – ou l’Hibernie – l’Irlande ?) et que, à son retour, il prend en charge, en tant que gouverneur administratif, judiciaire et militaire, les destinées du pagus qui préfigure le Hainaut.
Ces temps connaissent une relative stabilité sur le plan politique, d’autant que, depuis 613, Clotaire II a réuni sous son sceptre les deux royaumes de Neustrie et d’Austrasie et que leur sort reste scellé sous son fils Dagobert Ier, de 629 à 639. A la mort de ce dernier, la Neustrie continue sous Clovis II à occuper l’avant de la scène par rapport à l’Austrasie de son frère aîné Sigebert III.
Dans toutes ses activités, Madelgaire rencontre l’appui matériel autant que le soutien moral de son épouse, Waudru. Née vers 620 à Cousolre (entre Maubeuge et Beaumont), elle est fille de Walbert et de Bertille et a une sœur cadette, Aldegonde. Walbert est domesticus – c’est-à-dire adminisrateur d’un groupe de domaines royaux – et deux oncles de Waudru, Gondeland et Landry, remplissent eux aussi d’importantes fonctions, le premier comme maire du palais en Neustrie et le second dans la carrière militaire.
En conformant à leur foi leurs responsabilités dans la hiérarchie temporelle, Madelgaire et Waudru font de celles-ci un moyen privilégié de sollicitude envers les plus faibles et les moins favorisés.
Le couple donne naissance à quatre enfants : Landry (comme son grand-oncle), Madelberte, Aldetrude et Dentelin.
Landry se destine au service de Dieu et sera ordonné évêque, tandis que l’éducation de Madelberte et d’Aldetrude bénéficie des soins de leur tante Aldegonde, à laquelle elles succéderont à la tête du monastère que celle-ci fonde à Maubeuge au début des années 660. Quant à Dentelin, il meurt en bas âge.
Mais voici que le climat politique des années 650 se fait nettement plus sombre. Madelgaire et Waudru s’interrogent. Les rivalités, querelles et violences anéantissent leurs plus ardents efforts au profit de la paix et de la justice, de la dignité et du bien-être des femmes et des hommes de leur région. D’autre part, le mode de vie profondément matérialiste et superficiel de leur entourage n’est guère prometteur de lendemains meilleurs. Aussi les époux prennent-ils la pleine mesure de l’écart entre leurs perspectives et l’impasse à laquelle peuvent mener les vues humaines repliées sur le prestige, les honneurs, la soif des richesses. Aubert, qui occupe depuis les années 630 le siège épiscopal de Cambrai, favorise leur réflexion.
Vers 655 (ce qui nous situe cinq ans environ après la fondation de l’abbaye de Nivelles), Waudru s’emploie à la fondation d’un monastère, sur les conseils de celui qui deviendra saint Ghislain. Elle fait acheter à cet effet par Hidulphe, un homme en vue à la cour, une terre qui devient le berceau de Mons. Ce sera là, dans l’univers tourmenté du moment, un nouveau havre de spiritualité, un point d’appui supplémentaire pour la christianisation en profondeur des populations.
Un événement vient aussitôt secouer davantage la région frontalière que constitue le pagus de Famars/Hainaut. En 656, Grimoald, fils de Pépin Ier dit de Landen, échoue dans sa tentative de s’emparer de la couronne d’Austrasie et est mis à mort par les Neustriens. Les retombées sont brutales. Madelgaire et Waudru choisissent de rompre radicalement d’avec les repères de la vie du monde et ils décident, de commun accord, de se séparer pour se consacrer tous deux à la vie religieuse.
Waudru reçoit le voile des mains de l’évêque Aubert et devient la première abbesse de l’abbaye de Mons dont la construction se termine, alors que, tonsuré par Aubert, Madelgaire rejoint l’abbaye d’Hautmont (sur la Sambre, à quelques kilomètres en amont de Maubeuge). Ses victoires sur lui-même et sur les attraits du monde lui valent d’adopter en religion le nom de Vincent, le » victorieux » (du verbe latin vincere, qui signifie vaincre).
Vers 670, qui est par ailleurs l’époque de la mort de (saint) Aubert, Vincent quitte Hautmont pour établir à Soignies, qui ressortit alors au pagus de Brabant, une abbaye qui marque un jalon de plus dans l’essor du mouvement monastique. Il y meurt un 14 juillet, en 677 selon la tradition.